19 janvier 2010

Haïti: l'abysse entre pauvres et nantis

Tentative d'éclairage sur l'enjeu "classe moyenne"

Des soldats canadiens patrouillant dans Port-au-Prince pour rétablir la stabilité d'Haïti,
sous mandat de l'ONU (crédit: John Nicholson)

     La "classe moyenne" est souvent considérée comme une notion purement économique, un symbole aux accents transatlantique qui embrasse une réalité très sporadique.
     Si j'en crois mon dictionnaire d'économie, elle est ainsi définit comme "Un ensemble de groupes sociaux caractérisés, aux plans professionnel et statutaire, par leur position intermédiaire entres les classes supérieures et les classes populaires (ouvriers, salariés et assimilés)".
     Si je me figure cette nébuleuse, dans toute son obscurité, j'accède à l'image stéréotypée de la famille modèle symbole de la classe moyenne américaine mais qui ne recouvre rien que je connais.
En fait, la classe moyenne est bien plus importante et son développement a des conséquences majeures, des retombées sociales et culturelles, civilisationnelles même !


     Car, qu'est-ce que la classe moyenne? La classe moyenne, ce sont les cadres, les fonctionnaires, les professeurs, les infirmières, les professions intermédiaire en général. Dans un plus sens large, davantage sensible aux styles de vie et pratiques culturelles et pas seulement du point de vue économique, on peut y rattacher les avocats, les médecins, ou les journalistes.
De ce point de vue, la classe moyenne semble traduire le niveau d'éducation de la population; qui, certes, lui même, traduirait un revenu croissant (puisqu'on estime qu'à BAC+1, une année d'étude équivaut à 11% d'augmentation).


     Néanmoins, ce simple constat est du plus grand intérêt et il importe de ne pas s'y soustraire. Car si la classe moyenne traduit le niveau d'éducation d'une nation, elle a nécessairement des implications en terme de développement. Et là encore, l'histoire montre par exemple que l'émergence d'une classe moyenne a coïncidé, dans les pays développés d'Europe Occidental et aux Etats-Unis, avec l'industrialisation et la concentration des activités à la fois public et privé.
     Apparu dès la première moitié du XXe siècle (bien que déjà présente, de manière plus anecdotique, au XIXe), ce phénomène de rationalisation des activités rendu indispensable par la technique, le développement des administrations publiques, des services et la concentration des entreprises (qui se dotent elles-mêmes d'une administration) a fait émerger une toute nouvelle classe de salariés différenciés: les cadres supérieurs et moyens, employés de commerces, de bureaux, ou personnels d'encadrement des ouvriers dans l'industrie.
A cet égard, la structure du PIB américain en 1950 est intéressante puisqu'il doit alors sa croissance pour 42% à l'industrie, qui connait à cette époque son apogée, et à 54% au secteur tertiaire.
En France, peu après, ce sont les Trente Glorieuses qui feront grossir les rangs de cette classe moyenne avec la croissance fulgurante d'une activité économique en pleine maturation et la massification de l'enseignement.
     Les sociétés qui réalisent cette itinéraire aboutissent donc à un état de développement élevé où la majorité de la population jouit de conditions de vie décente. Dans ce cadre, affranchie en majorité des besoins primaires nécessaire à la survie, se développe un attrait pour le "mieux-vivre" qui passe par la consommation de services de santé et d'éducation, le besoin d'intégration sociale et d'expression. C'est ce que traduit la pyramide de Maslow.
     Par ailleurs, on peut dire que l'existence même de cette classe moyenne a des effets sociaux et politiques incontestables: elle stimule l'expression démocratique en nourrissant les outils du contre-pouvoir (justice, médias) et peut même provoquer des bouleversements sociaux irrémédiables.
     Ainsi, alors que dans une société "de classes" où s'affrontent sans arbitres les plus riches et les plus pauvres les mouvements sociaux sont principalement quantitatifs, et liés au travail (on se bat pour des congés payés, des réductions du temps de travail, etc); ceux-ci expriment, dans des sociétés sujettent à la moyennisation, des aspirations plus qualitatives, liées au mode de vie, aux normes et aux valeurs sociales. Ce fut l'œuvre de mouvements luttant pour l'égalité homme/femme, l'homosexualité, le droit à l'avortement ou encore l'égalité des noirs. 
Une fois de plus, on peut constater sur ce dernier point la courte avance historique des américains dans ce domaine.
     Plus qu'un simple indicateur économique, l'idée de classe moyenne semble donc davantage traduire un état de développement social avancé qui correspond, concrètement, à une élévation globale des niveaux de vie et d'éducation d'une société.





     Mais l'actualité, l'histoire et les sciences économiques et sociales liées offrent un panorama encore plus large et complet, encore plus frappant et éclairant, car comme disait Hugo: "La vérité est comme le soleil: elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder".
Et si son propre est de manquer de complaisance, Haïti le prouve.
     Haïti est situé dans les Antilles, au sud-est de Cuba, à l'est de la Jamaïque et au nord du Vénézuela. Cette République de 10 millions d'habitant est le pays le plus pauvre d'Amérique avec un IDH "moyen" de 0,532 et un niveau de vie si précaire qu'on estime que plus de 70% de la population haïtienne vit avec moins de deux dollars par jour.
     Pour noircir davantage ce tableau déjà peu reluisant, il est utile de préciser également que Haïti se situe précisément sur la faille nord de la plaque tectonique des Caraïbes. Celle-ci, depuis au moins 3 siècles, est peu à peu poussée vers l'est. Ce lent mouvement de 1 à 2 centimètres par an provoque, comme vous l'imaginez, une tension sur cette faille est/ouest qui, à des intervalles plus ou moins réguliers que les scientifiques s'attachent à étudier, occasionne des ruptures à l'origine de séismes dont l'intensité varie selon la profondeur de l'épicentre.


     Pour en revenir à notre sujet, c'est-à-dire la classe moyenne, même si ce singulier fait débat étant donné l'hétérogénéité de ce groupe, il convient à présent de s'intéresser à la situation sociale d'Haïti sur cet aspect qui, nous l'avons vu, est loin de n'être qu'un point de détail.
     Pour être clair ce petit pays d'Amérique centrale ne possède qu'un embryon de classe moyenne, dont la légitimité est purement économique car si du point de vue des revenus et des fonctions elle existe, le sentiment qui devrait l'unir à un ensemble plus vaste, propre précisément à formé une véritable "classe", n'existe pas en l'état.
     Cela est dû principalement à une scolarisation tardive réellement engagée en 1997 et qui laisse demeurer de grandes inégalités (particulièrement entre ruraux et urbains) et totalement déficiente en termes d'enseignement supérieur, malgré un taux de scolarisation croissant de 50% sur la période 2000-2007 selon l'UNICEF contre 20% en 1994. Sur la même période, le taux d'alphabétisation des adultes n'était ainsi que de 62%.
Concrètement, cela implique qu'il n'existe pas véritablement de classe moyenne à Haïti puisque plus qu'économique, celle-ci est culturelle, même si elle correspond certes à un mode de vie déterminé par ses revenus. Et quand bien même elle pourrait exister, le pays souffre, comme c'est le cas bien souvent dans les pays pauvres, d'une fuite de ses meilleurs éléments vers l'étranger qui prive l'État d'une assise stable et l'abandonne à la cupidité des puissances financières locales (Cf carte ci-dessous).

Carte de Transparency International, principale organisation de la société civile luttant contre la corruption

     Dans un pays où l'État est faible et où la corruption gangrène le gouvernement et les administrations qui rendent possible son action, cela rend les riches toujours plus riches, car c'est l'argent qui est littéralement au pouvoir (via la corruption); et les pauvres toujours plus pauvres, car soumis aux règles édictées par leurs concitoyens les plus favorisés.
Sans compter, par ailleurs, que l'absence de classe moyenne est souvent le signe d'une information contrôlée par les plus puissants et d'un mépris des politiques sociales.
     Le vrai défi pour Haïti, donc, n'est pas seulement de relever sa capitale, Port-au-Prince, de ses ruines, mais aussi et surtout, de renforcer la force et la loyauté de son administration -dans un premier temps- pour pouvoir s'assurer un modèle de développement économique viable et plus égalitaire. 
Et ce qui vaut pour Haïti vaut pour de nombreux autres états, notamment africains, qui ont subit les mêmes maux: l'esclavagisme, une colonisation handicapante qui a stimulé une industrialisation et un développement d'infrastructures tournés vers les puissances coloniales et inadaptées à l'économie intérieure de ses colonies; et qui portent les mêmes stigmates: une exploitation des faibles par les puissants, une corruption destructrice, etc.

Aucun commentaire:

Chronique tarabiscotée d'un citoyen en devenir (Pensez à nourrir les poissons)